En finir avec « l’Ecole de demain »

La loi Blanquer est passée… Mais il n’est pas trop tard pour comprendre/ expliquer  qui est le ministre de l’Education Nationale, prendre toute la mesure du personnage et de son idéologie, comprendre en quoi chacune de ses interventions, paroles, injonctions est liée à sa vision de l’Ecole, comprendre en quoi c’est dangereux de laisser faire, comprendre en quoi enseigner est un acte politique qui impactera la société de demain.

Aussi, je recommande de lire son livre paru peu avant de devenir ministre L’Ecole de demain, propositions pour une école rénovée. Tout y est dit.

En voici ma lecture :

Avant de commencer le décryptage de l’école made in Blanquer, il parait important de remettre les choses dans leur contexte, de penser le parcours de ce ministre afin de  mettre en lien son projet de loi actuel avec ses fonctions précédentes et surtout avec son ouvrage « pour une Éducation nationale rénovée » édité en 2016 aux éditions Odile Jacob.

Jean-Michel Blanquer a été recteur de l’académie de Guyane de 2004 à 2006, puis a rejoint le cabinet de Gilles de Robien à l’Éducation Nationale avant d’être nommé Recteur de l’Académie de Créteil. Enfin, le 23 décembre 2009, après des controverses (il propose de payer les élèves et de recruter des enseignants hors procédure), il devient le Directeur Général de l’Enseignement Scolaire (DGESCO) de Luc Chatel au ministère de l’Education Nationale. Il a été notamment l’inspirateur du projet de repérage à la maternelle des élèves présentant des risques lors des apprentissages qui provoque un tollé dans la communauté éducative à l’automne 2011. C’est également lui qui a organisé la suppression de 80 000 postes d’enseignants.

Jean-Michel Blanquer est également un proche collaborateur de l’Institut Montaigne créé par Claude Bébéar, fondateur puis Président Directeur Général d’AXA, aujourd’hui présidé par Henri de Castries, ex PDG d’Axa également. Il cite d’ailleurs ce think-tank[1] libéral à de nombreuses reprises, le remerciant de nourrir sa pensée.

L’École de demain, que doit-on en retenir ?

C’est l’histoire d’un homme qui devient ministre de l’Éducation Nationale  avec la ferme volonté de poursuivre le travail engagé lorsqu’ il était DGESCO.

Environ un an avant de devenir le numéro un de l’école, J.M Blanquer écrivait L’École de demain, expliquant qu’il faut « en finir avec le va-et-vient des réformes éducatives et pédagogiques. » Il défend bec et ongles les programmes de 2008 dont la suppression fut « catastrophique » selon lui, et en même temps, il nous rassure, il ne conseille pas d’engager « une énième guerre des programmes, il est préférable de faire avec ce qu’ils sont. »[2] Pourtant, trois ans plus tard, les faits sont là, sa loi pour une École de la confiance est en passe d’être débattue au Sénat a été votée, et les éditeurs de manuels scolaires ont déjà envoyé dans toutes les écoles les nouveaux manuels étiquetés « nouveaux programmes 2018 ».

Le livre s’articule en six chapitres : l’école maternelle, l’école élémentaire, le collège, le lycée, la carrière des professeurs et l’organisation du système éducatif.

Cependant, il y a une telle récurrence pour certaines valeurs, croyances qu’on pourrait finalement le réorganiser en ces six chapitres :

  • l’enseignement des fondamentaux presque exclusivement :

Dans le modèle qu’il préconise, les fondamentaux (le « lire, écrire, compter » qu’il n’a de cesse de marteler dans les médias) prend le pas sur le reste. Selon lui, nous devrions y consacrer 20 heures sur 26 en élémentaire. Et encore, avec une conception étriquée de ceux-ci : la maitrise de la langue se resserrant autour de la grammaire et du vocabulaire. [3]

  • l’exclusivité des neurosciences et des sciences cognitives comme seules sciences valables auxquelles nous devons nous fier pour redresser le niveau de la France
  • l’entreprisation de l’école
  • l’individualisation des parcours
  • l’évaluation des enseignants (à travers l’évaluation des élèves mais aussi par une transformation de l’inspection et des missions des directeurs.rices) pour veiller à ce qu’ils appliquent les prescriptions
  • l’amour de la nation comme programme d’Enseignement Moral et Civique

 

En lisant son programme, on pourrait presque croire que ses propositions sont nourries par la recherche, sans aucune idéologie, ayant pour ambition d’enrayer le creuset des inégalités sociales. C’est tentant de croire en cet homme providentiel. Mais n’aurait-il pas une odeur de propagande collée à la peau ? En effet, que dire de quelqu’un qui affirme « LA recherche démontre que… », alors même que ses sources proviennent le plus souvent d’une recherche commanditée par l’Institut Montaigne dans le cadre des expérimentations d’Agir pour l’Ecole[4] ? Que dire d’un homme qui ne s’appuie qu’exclusivement sur les neurosciences ou sciences cognitives pour définir ce qui doit  être fait en classe ? Que dire de quelqu’un qui fait fi des sciences sociales dans les recherches sur l’éducation ? Que penser d’un ministre de l’Education Nationale qui supprime le CNESCO (instance indépendante regroupant des chercheurs dont le rôle était d’évaluer le système éducatif et donc les politiques publiques) ?

Le problème n’est pas le recours aux neurosciences et aux sciences cognitives, mais bien l’exclusivité qu’il leur accorde. Ses écrits, ses discours ne font référence qu’aux neurosciences et aux sciences cognitives.

« L’école de l’exigence, de l’excellence et du mérite »[5] repose sur des logiques d’entreprise. Les directeurs devraient être des supérieurs hiérarchiques pour veiller à la bonne mise en place des pratiques dictées par le ministère. Il va jusqu’à les nommer « patrons » à plusieurs reprises. L’évaluation joue alors un rôle central. Mais qu’on ne se leurre pas, il s’agit chaque fois de l’évaluation des enseignants.[6] Ainsi, le directeur pourrait affecter les enseignants qu’il juge les plus expérimentés sur les niveaux charnières de grande section et CP. J-M Blanquer s’auto-définit intransigeant sur l’évaluation qui doit être, selon lui, systématique. Les évaluations nationales devraient être étendues à tous les niveaux et « il serait même souhaitable d’aller plus loin et d’en réaliser en début et en fin d’année »[7], avec cerise sur le gâteau : la publication des résultats…dans un souci de transparence. Un souci de transparence ? Mais que diable, pour quoi faire ? La réponse est là, au milieu de la page 67, parce qu’  « il faut assumer de fermer des collèges là où les résultats sont vraiment trop faibles. » ou pour légitimer l’évolution de la carte scolaire et « élargir le périmètre de choix offert à chaque élève. »[8]

 

Dans le monde mécaniste de Blanquer, les enfants sont des cerveaux à remplir et rien ne peut les empêcher d’apprendre. Il y aurait selon lui un «  bon professeur [qui] est celui qui sait faire progresser ses élèves, ce qui peut d’ailleurs être mesuré par des évaluations régulières. »[9] Y aurait-il de mauvais professeurs qui n’auraient pas pour ambition de faire progresser leurs élèves ?

Plus loin, il écrit « l’évaluation des enseignants pourrait également être davantage corrélée aux résultats de leurs élèves […] par des évaluations nationales. »[10] Les enseignants seraient évalués sans cesse dans un but de performance aux tests internationaux et seraient payés en fonction des résultats, enfin ils seront recrutés par des directeurs patrons en fonction de leur adhésion (soumission ?) à la hiérarchie.

Évaluer sans cesse dans le seul but de progresser aux tests internationaux,  valoriser les talents individuels des professeurs, recruter les enseignants selon leur profil, introduire une part de rémunération au mérite, procéder à des « audits » d’établissements, créer une agence d’évaluation, introduire une « durée normale de présence au sein d’un établissement » (après 5 ans dans un établissement, pour éviter des formes d’usure, il faudra muter[11]), contractualiser le métier, donner plus d’autonomie aux établissements, transformer les professeurs en de simples exécutants, ériger l’école privée en modèle… Ce sont bien là des pratiques d’entreprise avec les valeurs qui la gouvernent d’après lui : efficacité, performance, individualisation, stratégie. A chaque chapitre, on n’y coupe pas !

Reste encore une question : quelle place pour l’élève dans cette logique d’entreprise ? Dans ces récits d’expériences, nulle mention de l’importance du collectif au sein d’une classe. Il ne fait référence qu’à l’individualisation des parcours. Il cite pour exemple Singapour avec une différenciation des parcours dès le CM1. Il promeut les outils numériques créés par l’Institut Montaigne pour individualiser l’enseignement.[12]

Pourtant, n’est-ce pas important d’envisager l’éducation de l’élève comme celle d’un futur citoyen dans la société ? Si on en croit Philippe Meirieu, professeur émérite en sciences de l’éducation, reconnu pour ses nombreux travaux auxquels J-M Blanquer ne fait pas référence : « La prise en compte de la singularité de chacun est tout aussi nécessaire que la découverte de l’importance de la coopération. […] la véritable coopération n’est pas spontanée et […] la manière dont l’école organise le travail des élèves peut les conduire à intérioriser très tôt une organisation sociale qui répartit les individus en concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs, ou bien les aider à s’intégrer dans des collectifs où chacun est reconnu pour la richesse de ses apports possibles et peut contribuer, en tant que citoyen, à la construction du bien commun. »[13]

Enfin, il y a un autre fil conducteur qui traverse ces pages, c’est l’évocation récurrente de la « nation ». Or, il y a quelque chose de dérangeant dans ces mots : « La volonté d’être une nation une par-delà toutes les différences prend sa source dans l’école. C’est par elle que nous pourrons nous affirmer comme un grand pays, rassemblé et pionnier. »[14] C’est à croire que tout l’arsenal que J.M Blanquer aimerait développer n’aurait que vocation à redorer le blason de la France. Il peut le dire également de cette manière « l’école élémentaire doit retrouver la double ambition qui a fait sa force : transmettre les savoirs fondamentaux et instituer la nation. »

À user excessivement du mot « nation », à le mettre en lien, très souvent avec une idée de grandeur, d’impérialité de la France, on peut légitimement se poser la question de l’idéologie nationaliste sous-jacente.

 

L’école de demain, ce serait donc celle rénovée par J-M Blanquer à coups de caporalisation, privatisation, évaluation, et nationalisme.

L’école de demain, c’est aussi l’histoire d’un homme devenu ministre dans un gouvernement qui a pour habitude de déposséder les mots de leur sens. Ainsi, l’autoritarisme prend la place de l’autorité, l’enseignement moral et civique fleurte avec l’amour de la nation, la confiance se mue en défiance, l’exigence se confond avec l’élitisme.

Ou alors, c’est l’histoire de milliers de professeurs qui choisissent de dire non pour leurs élèves, pour la société de demain et qui, « pour ne pas être en souffrance au travail font preuve d’esprit critique et se sentent libres. »[15]

[1] Un think tank est un groupe de pensée, un réservoir d’idées, avec une indépendance relative aux institutions (J-M Blanquer a fait partie d’Agir pour l’école, proche de l’Institut Montaigne. Par ailleurs, Blanquer a nommé Fanny Anor comme conseillère spéciale. Elle est membre de l’Institut Montaigne.).
Des experts formatent des problèmes, leurs analyses sont présentées comme seules valables dans l’espace médiatique. Les think-tank peuvent être financés par des dons d’adhérents, mais sont  souvent soutenues par le mécénat de grands groupes privés tels que Total, Axa, Bettencourt, Vinci, LVMH, Carrefour.
[2] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, L’école élémentaire « scénario fondamental » p41
[3] La comparaison internationale si chère à Blanquer parle pourtant : ce n’est pas la quantité passée à étudier les fondamentaux qui joue en faveur des résultats des élèves.  Les écoliers français passent environ 328 heures chaque année à étudier la compréhension de l’écrit alors que la moyenne de l’OCDE est de 192 heures !
[4] Par exemple, pour les enfants d’âge préscolaire, il vante les expérimentations du programme « parler bambin » d’abord testé dans les crèches grenobloises par Michel Zorman puis développé dans des crèches parisiennes et lilloises. C’est la version « crèche » du programme PARLER récupéré et mené par Agir pour l’Ecole.  Blanquer y fait référence directement quand il évoque les crèches, et indirectement quand il s’agit de l’école maternelle. Il évoque alors des « méthodes d’immersion langagière », des « techniques pédagogiques qui ont fait leurs preuves ». Dans son dernier mail envoyé aux professeurs des écoles, le 7 mai 2019, il se réjouit de mettre à la disposition des écoles un « guide sur l’acquisition du langage à l’école maternelle, des recommandations sur le lexique et l’éveil linguistique ». Et comme, le nouveau projet de loi prévoit la possibilité (rendue pérenne par la proposition du Sénat) de scolariser les enfants âgés de 3 à 6 ans dans les crèches, que les professionnels des crèches seraient, dans l’idéal, formés à cette méthode, on peut légitimement se questionner sur l’avenir immédiat de l’école maternelle. Par ailleurs, un rapport de l’Institut Montaigne et Terra Nova (autre think tank) valorise la crèche et ignore l’école maternelle comme mode d’accueil de la petite enfance.
 Lire à ce sujet l’article de Marc Bablet sur son blog Médiapart « 30 millions de mots de moins à quatre ans » 
[5] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, L’école élémentaire « scénario fondamental » p41
[6] Voir à ce propos l’étude de la DEPP sur le but des évaluations nationales lorsque J-M Blanquer était DGESCO : n°86-87 de la revue Éducation et formation, 2015. La DEPP a analysé ces évaluations comme le moyen d’évaluer les professeurs.
Lire également l’article de François Jarraud dans le Café pédagogique Évaluations au primaire : Leçon(s) d’histoire, 2018
[7] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, L’école élémentaire « scénario fondamental » p43
[8] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, Le collège « mesures clés pour le collège » p72
[9] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, La carrière des professeurs » p91
[10] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, La carrière des professeurs, l’évaluation, p110
[11] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, La carrière des professeurs, des postes à profil, p107
[12] Le programme PARLER imposé par l’association Agir pour l’Ecole repose sur le modèle pédagogique suivant : l’enseignant de libère pour soutenir l’entrainement intensif de 4 ou 5 élèves, 30 min par jour avec chacun des groupes. Le reste du temps, les autres élèves s’entrainent de manière autonome sur des programmes numériques fournis par l’association (2h par jour environ). Pour leur apprendre à lire, on sollicite les élèves en boucle, leur faisant répéter des lettres et syllabes jusqu’à ce qu’ils réussissent.
[13] Philippe Meirieu, La Riposte, pour en finir avec les miroirs aux alouettes, autrement, Paris, 2018
[14] Jean-Michel Blanquer, L’École de demain, Odile Jacob, 2016, Introduction Le grand équilibre, p13
[15] Notes personnelles prises lors de l’intervention de Dominique Cau Bareille, chercheuse en ergonomie, sur la santé au travail au Congrès national SNUIPP-FSU le 28 novembre 2018

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